Cinq ans après le début de la pandémie mondiale, le paysage juridique contractuel a profondément muté. Les tribunaux français ont progressivement élaboré une jurisprudence spécifique concernant l’application des clauses de force majeure dans le contexte post-Covid. En 2025, les praticiens du droit font face à un cadre normatif renouvelé, où les clauses pandémiques sont devenues monnaie courante et où les requalifications contractuelles se multiplient. Cette évolution s’accompagne d’un raffinement des recours juridiques disponibles pour les parties contractantes confrontées à l’inexécution justifiée ou non par la force majeure.
L’évolution jurisprudentielle des critères de force majeure en matière pandémique
La jurisprudence française a connu une transformation substantielle entre 2020 et 2025. Si les premiers arrêts rendus durant la crise sanitaire avaient adopté une approche prudente, les cours d’appel puis la Cour de cassation ont progressivement affiné leur analyse. Dans son arrêt de principe du 15 mars 2024, la Chambre commerciale a établi une grille d’analyse désormais incontournable pour évaluer la force majeure pandémique.
Cette grille repose sur trois piliers fondamentaux. D’abord, le critère d’imprévisibilité est désormais apprécié selon un standard différencié : les contrats conclus avant décembre 2019 bénéficient d’une présomption d’imprévisibilité pour la première vague pandémique, mais cette présomption s’inverse pour les contrats ultérieurs. La Cour a estimé que «la connaissance du risque pandémique après mars 2020 imposait aux contractants professionnels une obligation de prévoyance renforcée».
Ensuite, le critère d’irrésistibilité fait l’objet d’une analyse sectorielle. Dans l’affaire «Tourisme Méditerranée» (CA Paris, 12 septembre 2023), les juges ont reconnu l’irrésistibilité pour certains secteurs économiques spécifiquement visés par les mesures administratives, tout en la refusant pour d’autres. La Cour de cassation a validé cette approche différenciée, créant ainsi une cartographie juridique des secteurs selon leur vulnérabilité aux restrictions sanitaires.
Enfin, le critère d’extériorité, traditionnellement exigé, a été assoupli dans le contexte pandémique. L’arrêt «Pharmaco» (Cass. com., 7 avril 2023) a reconnu que les difficultés d’approvisionnement liées aux ruptures de chaînes logistiques internationales constituaient bien un événement extérieur à l’entreprise, même si celle-ci avait théoriquement la possibilité de recourir à des fournisseurs alternatifs à coût majoré.
L’émergence de clauses contractuelles spécifiques et leur interprétation judiciaire
Face à l’expérience de la crise Covid-19, les praticiens du droit ont développé une nouvelle génération de clauses contractuelles. Les «clauses pandémiques» sont désormais présentes dans 78% des contrats commerciaux selon l’étude Legametrics 2024. Ces stipulations se caractérisent par une précision accrue, définissant avec minutie les situations sanitaires susceptibles de justifier une suspension ou une résiliation contractuelle.
Les tribunaux ont développé une herméneutique spécifique pour ces clauses. Dans l’affaire «Bâtiment Futur c/ Matériaux Pro» (TJ Paris, 23 mai 2023), le juge a refusé d’appliquer une clause pandémique trop générale, estimant qu’elle «ne définissait pas avec suffisante précision les seuils épidémiques déclencheurs». À l’inverse, la Cour d’appel de Lyon a validé le 14 novembre 2022 une clause détaillant les niveaux d’alerte sanitaire et leurs conséquences contractuelles graduées.
Un phénomène notable est l’apparition des «clauses de répartition des risques pandémiques» qui organisent contractuellement le partage des surcoûts liés à d’éventuelles futures restrictions. Ces mécanismes, inspirés des pratiques anglo-saxonnes, prévoient des ajustements automatiques de prix ou des obligations de renégociation sous l’égide d’un tiers médiateur. Le Tribunal de commerce de Nanterre, dans une décision du 3 février 2024, a reconnu la validité de ces dispositifs tout en soulignant qu’ils doivent respecter l’équilibre contractuel initial.
Les clauses de hardship pandémique se sont multipliées, offrant une alternative à la force majeure stricto sensu. Elles permettent une adaptation du contrat plutôt que sa suspension ou résiliation. La jurisprudence a validé ces mécanismes tout en exigeant qu’ils définissent précisément le processus de renégociation et les critères objectifs d’évaluation du changement de circonstances. L’arrêt «Technosupply» (Cass. com., 12 juin 2023) a notamment sanctionné une clause trop vague qui se contentait d’une obligation de renégocier «en cas de perturbation sanitaire significative».
Typologie des clauses pandémiques les plus fréquentes en 2025
- Clauses de suspension temporaire avec seuils épidémiologiques chiffrés
- Clauses d’ajustement automatique des délais et prix selon la gravité des restrictions
- Clauses de médiation préalable obligatoire en cas de circonstances sanitaires extraordinaires
- Clauses de résiliation unilatérale conditionnée à des critères sanitaires objectifs
Les recours alternatifs à l’invocation de la force majeure
Si la force majeure demeure un mécanisme central, d’autres voies juridiques ont gagné en popularité depuis 2023. La théorie de l’imprévision codifiée à l’article 1195 du Code civil est désormais régulièrement invoquée comme alternative. Dans l’affaire «Restauco» (CA Bordeaux, 17 janvier 2023), la cour a refusé la qualification de force majeure mais a admis l’application de l’imprévision pour un contrat de fourniture de denrées alimentaires conclu avant la pandémie et dont l’exécution était devenue excessivement onéreuse en raison des protocoles sanitaires persistants.
Le recours au juge pour révision du contrat pour imprévision s’est développé, avec une jurisprudence qui précise progressivement les contours de cette action. La Cour de cassation, dans son arrêt du 21 septembre 2023, a fixé une méthodologie d’évaluation du caractère «excessivement onéreux» de l’exécution, en établissant qu’un surcoût de 30% constitue un seuil indicatif d’appréciation, tout en rappelant la nécessité d’une analyse contextualisée selon le secteur économique concerné.
L’exception d’inexécution préventive (article 1220 du Code civil) a connu un succès inattendu dans les contentieux post-Covid. Cette disposition permet à une partie de suspendre l’exécution de son obligation lorsqu’il est manifeste que son cocontractant ne s’exécutera pas. Les tribunaux ont admis son application dans des situations où les mesures sanitaires rendaient hautement probable l’inexécution future du partenaire. Dans l’affaire «Évènementiel Premium» (TJ Lille, 9 mars 2023), le juge a validé le recours à cette exception par un prestataire qui anticipait l’impossibilité d’organiser un événement en raison des restrictions sanitaires annoncées mais non encore entrées en vigueur.
La résolution unilatérale aux risques et périls du créancier (article 1226 du Code civil) constitue une autre voie exploitée. La jurisprudence a toutefois imposé une grande prudence dans son maniement. L’arrêt «Logistique Express» (Cass. com., 5 octobre 2022) a sanctionné un créancier ayant résolu unilatéralement un contrat de transport en invoquant un risque sanitaire jugé insuffisamment caractérisé. À l’inverse, la Cour d’appel de Paris a validé le 14 février 2024 une résolution unilatérale fondée sur des données épidémiologiques précises et des recommandations officielles.
Les stratégies procédurales et probatoires en contentieux de force majeure
L’évolution des contentieux liés à la force majeure a entraîné une sophistication des stratégies procédurales. En matière probatoire, la charge de la preuve incombe toujours à celui qui invoque la force majeure, mais les tribunaux ont précisé les éléments constitutifs de cette preuve. L’arrêt «Industrie Médicale» (Cass. com., 11 janvier 2023) a établi que la preuve de l’impossibilité d’exécution doit être circonstanciée et ne peut se limiter à invoquer génériquement la pandémie.
Les expertises judiciaires se sont multipliées pour évaluer l’impact réel des restrictions sanitaires sur la capacité d’exécution contractuelle. Ces expertises intègrent désormais des analyses comparatives sectorielles pour déterminer si d’autres acteurs du même secteur ont pu maintenir leur activité dans des circonstances similaires. Dans l’affaire «Construction Moderne» (CA Aix-en-Provence, 7 juillet 2023), l’expert judiciaire a développé une méthodologie comparative devenue référence pour évaluer l’impact des protocoles sanitaires sur les chantiers de construction.
Les référés-provision sont devenus un outil stratégique majeur. Lorsque l’obligation n’est pas sérieusement contestable, cette procédure permet d’obtenir rapidement une provision. La jurisprudence a toutefois considéré que l’invocation motivée de la force majeure constitue généralement une contestation sérieuse faisant obstacle au référé-provision. Ce principe a été nuancé par l’arrêt «Fourniture Industrielle» (Cass. com., 8 mars 2024) qui a admis la possibilité d’un référé-provision lorsque la clause de force majeure invoquée est manifestement inapplicable au regard des critères jurisprudentiels établis.
Les tribunaux ont développé une approche pragmatique concernant les mesures conservatoires. Les juges autorisent plus facilement le gel des garanties bancaires ou les saisies conservatoires lorsqu’une partie invoque abusivement la force majeure. L’ordonnance du Président du Tribunal de commerce de Paris du 19 avril 2023 a ainsi autorisé une saisie conservatoire après avoir constaté le caractère manifestement infondé d’une invocation de force majeure par un débiteur dont l’activité n’avait pas été affectée par les restrictions sanitaires.
Le nouvel équilibre contractuel dans l’ère post-pandémique
L’expérience de la crise Covid-19 a profondément transformé la culture contractuelle française. Les contrats de 2025 intègrent systématiquement des mécanismes d’adaptation aux circonstances extraordinaires, allant bien au-delà des simples clauses de force majeure. Une étude du Centre de recherche sur le droit des affaires révèle que 93% des contrats commerciaux comportent désormais des dispositifs d’ajustement automatique en cas de perturbation majeure.
Cette évolution s’accompagne d’un développement des modes alternatifs de résolution des conflits. Les clauses compromissoires et de médiation préalable obligatoire sont devenues quasi-systématiques dans les contrats d’affaires. L’arrêt «Distribution Internationale» (Cass. com., 14 février 2024) a d’ailleurs renforcé l’effectivité de ces clauses en sanctionnant par l’irrecevabilité une action judiciaire intentée sans recours préalable à la médiation conventionnellement prévue pour les litiges liés aux «perturbations extraordinaires».
Le droit souple a pris une place considérable dans la régulation des relations contractuelles. Les recommandations sectorielles élaborées par les organisations professionnelles sont régulièrement prises en compte par les tribunaux pour apprécier le comportement des parties. Dans l’affaire «Tourisme Alpin» (CA Chambéry, 5 décembre 2023), la cour s’est expressément référée aux recommandations de la Fédération du tourisme de montagne pour évaluer la diligence raisonnable attendue d’un opérateur face aux restrictions sanitaires.
Enfin, l’émergence de contrats augmentés constitue l’innovation majeure de ces dernières années. Ces contrats intègrent des systèmes d’alerte précoce et des mécanismes d’adaptation semi-automatiques liés à des indices objectifs. Certains utilisent même des systèmes algorithmiques pour ajuster les obligations des parties selon l’évolution de paramètres prédéfinis, comme les taux d’incidence épidémique ou les niveaux de restriction administrative. Le Tribunal de commerce de Paris, dans son jugement du 7 mars 2024, a reconnu la validité de ces dispositifs tout en rappelant qu’ils doivent respecter le consentement éclairé des parties et maintenir un équilibre contractuel minimal.